L’étoffe du rêve, Stéphanie Lemoine, L'ŒIL n°748, 01.11.2021
Le Fresnoy - Roderick Norman est chercheur en onirogénétique. L’objet de cette discipline dont il est l’inventeur est d’entrer dans les rêves d’une personne via l’analyse de son squelette. Avec elle, la génétique entend bien explorer l’une des dernières terres vierges de la recherche en sondant l’activité humaine la plus insaisissable et la plus mystérieuse qui soit.
Le scientifique est un personnage de fiction : il a été imaginé par Faye Formisano. L’artiste, chercheuse et designeuse textile, en a fait le protagoniste de They Dream in My Bones, qu’elle présente au Fresnoy dans « ... Par le rêve… », le 23e volet de la série d’expositions « Panorama » (jusqu’au 31 décembre 2021). À voir cette installation faite de voiles translucides, de dessins et d’un film en virtual reality (VR) tout en noir et blanc, on en vient d’ailleurs à se demander si elle n’a pas un peu soufflé à Olivier Kaeppelin, commissaire invité cette année, la thématique de l’exposition. Le rêve y tisse en effet un dense réseau de références littéraires et cinématographiques, et ouvre un dédale de questions sur l’identité et ses frontières.
They Dream in My Bones prend place dans une série de films, Insemnopedy, noués autour du sommeil, et dont le premier volet travaillait déjà l’articulation entre la science et le rêve. Adaptation du Frankenstein de Mary Shelley, The Dream of Victor F. (2019) puisait dans la grammaire du cinéma muet et surréaliste pour saisir le vertige du scientifique venant de donner vie à sa créature. Le motif du voile y liait une chaîne de signifiants, du fantôme au fantasme, du tissu à la peau, de la projection (psychologique) à l’écran (cinématographique).
They Dream in My Bones commence en quelque sorte là où s’arrêtait ce premier opus. Le voile s’y fait à nouveau écran, au double sens du terme : il vient à la fois souligner l’opacité du rêve, rythmer sa progression labyrinthique, et cadrer l’espace à 360° qui se déploie à l’intérieur du casque de VR. Évidemment, Roderick Norman n’est pas sans évoquer Victor Frankenstein : il pourrait en être la version contemporaine, et le choix d’un film mêlant images de synthèse et prises de vue réelles viendrait en souligner la contemporanéité. Via une série de références discrètes, They Dream in My Bones convoque toutefois une autre version littéraire du double : l’Orlando de Virginia Woolf, personnage au genre indéterminé, que le sommeil métamorphose tour à tour en homme et en femme. « Combien de rêves gisent en moi ? Combien de genres gisent en moi ? », répète ainsi la voix off du film. « J’étais un homme et une femme avant de naître. J’étais une pikaïa, une bactérie. Dès lors, combien d’espèces gisent en moi ? » Selon la formule choisie par Olivier Kaeppelin, c’est donc « par le rêve », comme on dirait « par la route, ou par le train », que Faye Formisano approche l’un des sujets les plus discutés du moment : la transidentité.
Ce faisant, elle s’inscrit en plein dans le sillon repéré par le commissaire d’exposition, et qui ferait de l’activité onirique un moyen pour les artistes de penser le monde « contre les tropismes de l’époque ». Même s’il est parfois encore trop explicite, They Dream in My Bones est en cela exemplaire : de sa matière – le tissu, devenu voile et écran –, il fait un écheveau où se nouent ensemble les technologies et les imaginaires. De ce fait, il pourrait signaler l’émergence d’un néoromantisme qui, à l’instar du mouvement littéraire né dans le sillage des Lumières, trouverait dans le rêve, le fantastique et l’inconscient un contrepoint aux froids progrès de la science.
Les songes du Docteur Frankenstein, Louise Vanoni, BeauxArts magazine, 16.10.2020
« Au repos, un rêve peut empoisonner le sommeil. » Voici les pensées qui hantent Victor Frankenstein, jeune savant à l’origine d’une créature mythique aussi touchante qu’effrayante. Dans un long cauchemar halluciné, le jeune homme cherche en vain à mettre fin à cette invention monstrueuse qui se déplace dans un costume de soie. Entre pièce de théâtre, danse contemporaine et film muet, Insemnopedy I, The dream of Victor F. (1) emmène le spectateur dans un univers proche du cinéma expérimental surréaliste. Double exposition, jeux de matières, ombres expressionnistes… L’artiste étudiante Faye Formisano, diplômée du Fresnoy en 2020, emploie toute une palette d’artifices faits mains, dont des tissus peints et imprimés, pour nous plonger dans cet ovni gothique aux accents fantastiques, bercé par une musique inquiétante.
Éthique de la création, Véronique Godé, ArtsHebdoMédia, 20.12.2019
Diplômée en art textile à l’école Duperré et metteuse en scène de spectacles de danse en France et en Espagne, Faye Formisano travaille elle aussi sur le fantôme, tout en explorant l’idée de mutabilité de l’être ou du matériau, utilisant le tissu comme une peau, son ADN. Dans une approche très plasticienne, optant pour un décor de drapés dans une fiction en noir et blanc psycho-gothique qui reprend le mythe originel de Frankenstein, Insemnopedy (3), son premier film réalisé cette année au Fresnoy, met en scène le rêve halluciné que fit Victor Frankenstein la nuit où il acheva sa créature : « Ce fantasme d’inceste réveillant à la fois le souvenir d’un amour d’enfance et le fantôme de sa mère morte, dont il sort épouvanté autant que la créature qui l’attend derrière le rideau, pose la question de la responsabilité de toute création – y compris, par détour, celle de la reproduction –, initiée par l’écrivaine Mary Shelley dès le XIXe siècle », souligne l’artiste, qui retrouve dans la littérature de l’époque de nombreuses résonnances avec la nôtre.
La créature de Mary Shelley implorait déjà Frankenstein de lui créer un partenaire pour supporter sa douleur. Revenir aux fondamentaux ! Aurait-on balayé un peu trop vite du revers de la main les questions existentielles ou d’éthique pour faire entrer la data dans le champ d’une objectivité scientifique servant l’économie politique ? A moins qu’il ne s’agisse de retrouver les formules oubliées, les mises en gardes ancestrales et les rites de passage.